Jan 10, 2013

1967

 C'est une famille dans laquelle les fêtes sont des fêtes de famille. On n'y invite pas souvent d'amis. C'est pourquoi cette fête-là est mémorable, à l'occasion de la nouvelle maison que la grand-mère s'est fait construire sur une petite île grecque, parmi les oliviers en terrasse. En fait, la maison est terminée depuis l'été passé, mais on a attendu que la piscine soit prête elle aussi pour organiser la fête. Et c'est une vraie fête, avec une atmosphère de fête. On croirait inutile de le préciser, mais dans cette famille, une fête festive est une chose presque inconnue. Sur le balcon qui surplombe la piscine, les enfants excités croquent des pistaches pendant que les adultes prennent l'apéritif. La grand-mère a fait du sorbet aux pêches. Le soir monte sur la mer, ça rosit, l'air enfin commence à fraîchir. La lune se lève dans tout ce rose, presque pleine, une beauté, un oracle. Elle vient se refléter dans l'eau immobile de la piscine. (Les enfants n'ont pas eu le droit de se baigner, ça aurait fait trop de bruit.)
Quelqu'un, en riant, dit ce qu'on dit toujours: on croirait pouvoir la toucher. Et puis on trinque et passe à autre chose.
Mais soudain une éclaboussure, un grand jaillissement. C'est la petite dernière, elle doit avoir quatre ans, qui a sauté à l'eau, toute habillée. A son âge, elle nage comme un chiot, et se démène pour attraper la lune qui se défait sous ses doigts. Un instant, elle ne comprend pas. Du balcon comme d'une loge, après une seconde de silence inquiet, tout le monde éclate de rire. Dans l'eau, la petite fond en larmes, si fort qu'on va vite la repêcher. Elle sort de l'eau humiliée, désemparée. Petit à petit les rires se taisent, on cherche à expliquer, à consoler, mais le mal est fait : ils se sont moqué d'elle, qui voulait leur offrir la lune, moqué de sa bêtise. Pourtant ce rire-là, blessure inoubliable, c'était aussi un rire de tendresse. Pour elle, la benjamine, la dernière d'entre eux, la seule encore à l'innocence assez pure pour ce geste magnifique et ridicule. Un rire triste aussi, sali d'un peu de pitié de soi devant cette mioche minuscule qui a encore toute la vie devant elle, jusqu'aux plus élémentaires découvertes. Un rire attendri.



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